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TransAmazon
Modélisation des dynamiques socio-environnementales d’un front pionnier
de la Transamazonienne (BR-230)
Pierre BOMMEL (Cirad), Thierry BONAUDO (AgroParisTech), Jonas Bastos
DA VEIGA (Embrapa-CPATU), Jean-François TOURRAND (Cirad),
LE CONTEXTE AMAZONIEN
"Donner à une terre sans homme, des hommes sans terre"
"coloniser pour ne pas abandonner"
" coloniser par la patte du bœuf"
Slogans gouvernementaux des années 60-70 pour la colonisation de l'Amazonie
Le contexte amazonien n'est pas simple. Il est le fruit d'une histoire
mouvementée, souvent douloureuse, sous l'emprise de politiques volontaristes
de colonisation.
En 1988, suite à l'assassinat de Chico Mendes, leader seringueiro,
l'Amazonie est devenue le symbole mondial de la lutte pour la préservation
de l'environnement. Car, selon l'INPE (Instituto Nacional de Pesquisas
Espaciais), l'Amazonie brésilienne (6,7 millions de kilomètres carrés,
7 fois la superficie de la France) perd pratiquement 24.000 km² de forêt
tropicale chaque année et 15% du massif a été détruit ces dernières décennies.
Parmi les raisons de cette déforestation, on pense souvent de l'autre
côté de l'Atlantique qu'elle est liée aux "madereiros" qui en exploitent
le bois de façon non certifiée. Certes, la production non gérée de bois
est effectivement une cause de déforestation, mais elle n'en est pas la
principale. L'élevage est un facteur bien plus important. Car avec l'augmentation
des exportations de viande bovine vers les marchés européens notamment,
le nombre de têtes de bétail en Amazonie brésilienne a doublé au cours
des dix dernières années. Or ce bétail a besoin d'espace et la plus grande
forêt tropicale du monde cède progressivement du terrain en faveur de
nouveaux pâturages [Tourrand et al., 1999 et 2002], [Ferreira, 2001].
Aujourd'hui le Brésil possède le plus grand cheptel du monde et il est
devenu en quelques années le leader des exportations mondiales de viande
de bœuf. L'Amazonie y joue un rôle majeur, ce qui
fait dire à [Kaimowitz et al., 2004] que cette région a rejoint la "Hamburger
Connection" .
A partir des années 50, une politique volontariste a été engagée pour
occuper l'espace amazonien. Cette volonté était commandée par trois objectifs.
Le premier consistait à sécuriser les frontières disputées par les pays
voisins mais aussi à affirmer la souveraineté du Brésil sur ce massif
forestier considéré par certains environnementalistes comme un bien mondial
de l'humanité. La seconde motivation était de tirer profit de cette réserve
en ressources minières et de développer l'extractivisme. Le troisième
objectif était de profiter de cette espace pour éviter une réforme agraire
au Nordeste et au Sud du pays. Ainsi, sous l'impulsion de décisions politiques
diverses (de Kubitschek à Lula, en passant par la dictature militaire
1964-1985), cet espace a été volontairement colonisé grâce à la construction
d'un réseau routier et de diverses incitations foncières et financières
pour y attirer des investisseurs et des milliers de colons.
L'installation de ces petits fermiers le long des axes de pénétration
a entraîné l'avancée de la frontière agricole, appelée front pionnier.
Considéré comme le principal facteur de déforestation, l'élevage extensif
est responsable de plus de 50% de la déforestation et l'agriculture itinérante
sur brûlis représente 30 à 35% des surfaces déforestées [Bonaudo, 2005].
Ces familles paysannes, issues des migrations en provenance du Sud, du
Sud-est et du Nordeste du Brésil, ont eu accès à la terre soit en bénéficiant
d'un lot attribué par l'état, soit en achetant un terrain. Auparavant
ces familles étaient souvent employées dans des exploitations sans jamais
avoir possédé de terre avant de migrer en Amazonie :
"J'ai aimé être ici car c'est ici qu'on a trouvé une petite terre.
Là-bas on habitait sur la terre des autres, allant par ici en allant par-là".
Dona Maria, citée par [Negreiros Alves, 2004]
Car les problèmes environnementaux ne doivent pas cacher les difficultés
sociales et individuelles de ces petits paysans soumis à la dureté du
climat, à l'isolation, aux aléas du marché et aux maladies, sans parler
des relations avec les fazendeiros ou celles avec les scieries clandestines.
"L'émergence de nombreux conflits entre les grands exploitants agricoles
et les sans-terres, les titulaires de titre de propriété et les indiens,
les indiens et les chercheurs d'or ou les grandes entreprises qui se disputent
un même espace ou une même richesse minière. L'Amazonie est devenue la
scène d'une véritable foire d'empoigne où les conflits se règlent par
des assassinats ou des exécutions sommaires." [Negreiros Alves, 2004]
De plus, les systèmes de production mis en place ne sont pas toujours
compétitifs et font face à des contraintes écologiques de plus en plus
fortes (érosion des sols, changement climatique,
perte de biodiversité, etc.). Enfin, sur de nombreux fronts pionniers,
on assiste à une concentration foncière qui écarte une partie de la population
des bénéfices liés à l'usage de la forêt. Malgré de nombreuses ressources,
on constate une augmentation de la pauvreté, de la précarité de toute
une frange de la population et des dégradations environnementales irréversibles
[Nepstad et al., 2002].
Aujourd'hui, sous les pressions nationales et internationales, le développement
de la région se voudrait durable, écologiquement, économiquement et socialement.
Mais, avec une très faible valorisation de la forêt sur pied, l'agriculture
extensive reste la principale source de revenue et le rythme de déforestation
ne ralentit pas. D'ailleurs la forêt est toujours considérée comme une
simple réserve d'espace à transformer pour favoriser le développement
économique [Poccard-Chapuis, 2004].
Pourtant, les grandes directives politiques pour coloniser l'Amazonie
se sont progressivement estompées au profit de réglementations pour la
préservation de l'environnement. Mais ce changement de politique laisse
les colons dans une position inconfortable :
"Quando chegaram os cientistas disseram que devíamos desmatar perto
do igarapé para eliminar a malaria e a febre amarela, mas não tinha nem
malaria nem febre nessa regia. E agora nos chamam de bandidos da Amazônia"
. Senhor Cirilo, petit exploitant de cacao interviewé à Uruará.
Beaucoup de ces colons se sentent accusés par l'opinion internationale
qui les considère comme les responsables des dommages écologiques. Ils
sont souvent irrités par les critiques à leur égard et réagissent parfois
violemment aux interventions de l'Ibama . A tel point qu'il est mal vu
voire dangereux de s'afficher comme environnementaliste en Amazonie, surtout
si l'on est étranger ! Aujourd'hui, suite à la suspension des programmes
de colonisation, des courants politiques s'affrontent au sein même du
gouvernement fédéral. Les uns approuvent des actions incitatives pour
continuer le développement économique (programme Avança Brasil) quand
d'autres soutiennent des réglementations pour la protection de l'environnement.
Mais proposer des lois exclusivement environnementales en ignorant les
conditions de vie des petits producteurs entraînera certainement l'exclusion
d'une partie de la population qui ira alimenter les favelas et conduira
à un durcissement des conflits sociaux sans résoudre les problèmes de
déforestation. Au contraire, réfléchir sur l'amélioration des conditions
de vie, sur l'éducation, sur des technologies agricoles plus adaptées
au milieu et sur la mise en place de marchés de produits forestiers non
ligneux ou de bois certifiés, apparaît être une solution plus adaptée
pour favoriser de nouveaux modes de gestion des ressources naturelles.
Il est donc nécessaire et urgent de trouver des alternatives qui concilieraient
la conservation et les besoins des populations locales.
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Chapitre suivant : Localisastion du site d'étude
Les seringueiros sont les travailleurs qui
extraient la sève des hévéas pour produire du caoutchouc. Lors de nombreux
combats syndicaux pour la défense de la forêt amazonienne, Chico Mendes
a préconisé que soient crées des réserves forestières, gérées par les
communautés traditionnelles pour favoriser une production durable. Il
est devenu le porte parole des défenseurs de la forêt, des seringueiros
et des Amérindiens, face au lobby des propriétaires terriens et des grands
fazendeiros. Il est mort assassiné par l'un d'eux le 22 décembre 1988
à Xapurí.
Aujourd'hui, l'Amazonie compte plus de 57 millions
de bovins (1/3 du cheptel brésilien). De plus, avec un taux de croissance
annuelle de plus de 10,5%, depuis 1990, l'Amazonie est en passe de devenir
le premier bassin d'élevage du monde [Tourrand et al., 1999].
Norman Myers a utilisé l'expression
"Hamburger Connection" pour décrire un phénomène similaire en Amérique
centrale dans les années 80. A cette époque, les exportations de viande
de cette région alimentaient les chaînes de fast-food aux Etats-Unis et
contribuaient au processus de déforestation.
L'INCRA (Institut National de Colonisation et de
Réforme Agraire), créé en 1970, était en charge de la réforme agraire
et de la promotion de la colonisation. L'INCRA avait pour mission de construire
les routes, d'établir le cadastre, de distribuer les terres et d'assurer
l'assistance technique aux producteurs
L'Amazonie est une des régions la plus humide
au monde. Or l'humidité des régions tropicales constitue la première source
de redistribution de chaleur pour la Terre. En effet, lorsqu'il pleut,
l'eau passe de l'état gazeux à l'état liquide pour s'évaporer de nouveau.
Ces processus accumulent ou libèrent de la chaleur. Aussi, une grande
partie de l'humidité de l'atmosphère de l'Amazonie provient de la vapeur
d'eau recyclée par évapotranspiration par la forêt elle-même. Or, si le
déboisement ne semble pas modifier le cumul moyen des pluies, il changerait
significativement la distribution et le cycle des précipitations par son
influence sur la quantité de chaleur dégagée. Par ailleurs, [Andreae et
al., 2004] montrent que la pollution causée par les brûlis de bois diminuerait
la quantité de pluie mais aussi la couverture nuageuse. Ces phénomènes
pourraient également avoir une incidence sur le climat continental [Malhi
et al., 2008].
Références
- [Andreae et al., 2004] Andreae M. O., Rosenfeld D., Artaxo P., Costa
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pp. 1337 - 1342 DOI: 10.1126/science.1092779
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- [Bonaudo, 2005] Bonaudo T., 2005. La gestion environnementale sur un
front pionnier amazonien. Thèse de doctorat de l'Institut National d'Agronomie
de Paris-Grignon et Centre de développement durable de l'Université de
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- [Bonté, 2007] Bonté B., 2007. L'anticipation dans les systèmes multi-agents
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à la modélisation des fronts pionniers amazoniens. Mémoire de stage de
Master II " Intelligence Artificielle et Décision ", Université Pierre
et Marie Curie Paris 6.
- [Ferreira, 2001] Ferreira L.A., 2001. Le rôle de l'élevage bovin dans
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- [Kaimowitz & Angelsen, 1998] Kaimowitz D. and Angelsen A., 1998. Economic
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- [Kaimowitz et al., 2004] Kaimowitz D., Mertens B., Wunder S. and Pacheco
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- [Negreiros Alves, 2004] Negreiros Alves A.M., 2004. Dynamique et reproduction
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- [Malhi et al., 2008] Malhi Y., Timmons J.R., Betts R.A., Killeen T.J.,Li
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- [Poccard et al. 2005] Poccard-Chapuis R., Thales M., Venturieri A.,
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- [Tourrand et al., 1999] Tourrand, J.F.; Veiga, J.B.; Ferreira, L.A.;
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- [Tourrand et al., 2002] Tourrand JF, Piketty MG, Oliveira JRD, et al.
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- [Veiga et al., 2004] Veiga J.B., Tourrand J.F., Piketty M.G., Poccard-Chapuis
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